C’est en janvier dernier lors d’un passage par la Vittoria Street Gallery de Birmingham que nous avons découvert pour la première fois le tout nouveau corpus d’oeuvres créées par l’artiste Britannique Jo Pond.
Intitulée « Rationed » (« Rationnés »), cette émouvante exposition est aujourd’hui présentée à la galerie (jusqu’au 14 juillet). Il s’agissait ici pour Jo Pond de rendre hommage à toutes ces femmes et ces mères anonymes qui pendant la période du Blitz qui s’est abattu sur Londres à partir de 1940, ont néanmoins réussi à maintenir leur cellule familiale. Au rythme des extraits tirés de l’agenda de sa grand-mère Lily Pond née Liberty (!), Jo Pond a composé une série d’objets selon une méthode devenue sa signature, consistant à découper au laser des boîtes en acier recyclé. Cuirs anciens, jetons, ustensiles de cuisine et bien d’autres objets encore, tous datés de cette période, complètent la matière première de ce récit à la fois intime et universel…
> Comment l’idée de la série « Rationed/Rationnés » vous êtes-elle venue ?
Habituellement, je trouve que le fait d’entretenir un lien émotionnel avec mon sujet me conduit à obtenir de meilleurs résultats. «Rationnés» découle de la lecture des agendas de ma grand-mère. Je me suis rendu compte qu’elle avait documenté les raids aériens pendant le Blitz à Londres et que je pouvais faire des recherches concernant les dates et les heures auxquelles elle faisait référence, et ainsi en apprendre davantage sur ce qui s’était passé pendant cette période de sa vie.
Mes deux grand-mères vivaient à Londres pendant la Seconde Guerre mondiale et travaillaient tout en élevant de jeunes enfants, au milieu des tensions et des traumatismes de la guerre. J’ai décidé de célébrer leur existence et leur force, et avec elles, celles de toutes les autres épouses et mères qui ont traversé la guerre tout en sauvegardant leur cellule familiale.
> De quelle façon avez-vous procédé pour rassembler tous les matériaux et objets anciens nécessaires à la réalisation des œuvres de cette série ? Avez-vous prospecté spécialement dans ce but ou avez-vous tout simplement puisé dans une collection existante ?
Je suis un peu du genre à « accumuler » et je disposais déjà de beaucoup d’éléments, mais cette collection a nécessité des recherches, pour m’assurer que je sélectionnais des objets correspondant à la période concernée, et ainsi conforter le récit que je souhaitais transmettre. J’ai donc complété mon stock de matériaux et d’objets trouvés, en chinant chez les brocanteurs, dans les marchés aux puces et sur des plateformes en ligne, afin de rassembler des matériaux faisant écho à cette époque mais aussi à l’argent (en tant que monnaie) et au rôle de la femme dans le contexte domestique.
> D’après les réactions dont j’ai moi-même été témoin jusqu’à présent, vos œuvres – et cette série en particulier – soulèvent beaucoup d’émotion parmi les spectateurs, qui ont vraiment le sentiment de partager une expérience personnelle, éprouvant presque une forme d’empathie pour les acteurs du récit familial que vous nous racontez. Ce projet a-t-il également généré des réactions inattendues au sein de votre famille ? A-t-il eu pour effet d’entraîner une discussion autour de l’histoire de vos grand-mères par exemple ?
J‘ai été moi aussi vraiment surprise et ravie par les réponses « émotionnelles » adressées à ce corpus. Dès le début de l’installation de l’exposition (à la Vittoria Street Gallery de Birmingham), des collègues et passants ont commencé à partager leurs propres histoires, avant même que les portes ne s’ouvrent. Au sein de ma famille, nous en avons appris davantage au sujet de mes grands-mères. Au fil des conversations, des petites anecdotes ont relié les fils de l’histoire et ont fait la lumière sur ces deux femmes à une période de leur vie que je n’aurais jamais pu connaître autrement. Certaines conversations ont suscité de la tristesse, et une petite larme de temps en temps, mais ces histoires étaient de tels trésors à découvrir et à partager.
Nous avons cherché à traduire les notes de ma grand-mère, sténographiées au crayon à papier, à partir du moment où elle a cessé de rédiger son journal, écrit jusqu’alors à la plume. C’est alors que pour la première fois de sa vie, mon père a appris quelle était l’heure de sa naissance et qu’il a lu les mots de sa mère à ce moment-là. Une découverte émouvante pour lui.
> Pourquoi avoir choisi de concentrer votre regard sur la figure maternelle pour parler de la Seconde Guerre mondiale ?
À mesure que j’apprenais les difficultés que mes grands-mères avaient endurées pendant la guerre, je prenais conscience de toute l’importance du rôle de la femme et de la mère au foyer. Il m’a semblé que les femmes qui travaillaient dans les usines de munitions ou dans l’armée de terre étaient célébrées pour leurs efforts, mais celles qui travaillaient à maintenir l’intégrité de la cellule familiale étaient quelque peu oubliées.
> Ce projet vous a-t-il appris des choses sur votre histoire et sur l’Histoire ?
J’ai appris de belles histoires en créant cette collection et j’espère aussi que ma famille conservera par conséquent davantage de cette information historique. Cela m’a aussi permis de me pencher un peu plus sur la vie durant la Seconde Guerre mondiale, sur le rationnement, les difficultés et les traumatismes de cette époque. Je suis très fière de la force des femmes de ma famille et de toutes celles qu’elles représentent au travers de leur histoire.
> Quelle est selon vous la place occupée par le genre narratif au sein du bijou contemporain ?
S’identifier à un groupe, à un ensemble d’artistes, procure un sentiment d’appartenance. Beaucoup d’entre nous s’identifient à un collectif d’artistes, donnant ainsi de la clarté et une direction à nos similitudes dans l’approche que nous partageons dans notre pratique artistique. On pourrait faire valoir que le mot « narratif » (« récit » en français) dans le monde du bijou s’est vu réapproprié en tant que nom; une approche personnelle qui engendre des oeuvres communiquant une histoire. Peut-être est-ce ce désir de communication qui distingue l’auteur de bijou narratif?
Pour ma part, l’aspect narratif désigne la motivation qui est à l’oeuvre derrière la créativité. L’histoire me fournit une stimulation émotionnelle, ce quelque chose qui me permet d’enclencher le processus de création.
Le potentiel d’une oeuvre à susciter une réponse ou à pousuivre un but particulier constitue également un stimulus-clé. Mais c’est un trait commun au bijou contemporain dans sa globalité, ce qui brouille donc toutes les frontières si je dois faire la distinction entre le bijou contemporain et le bijou narratif.
Avec un bijou narratif, comme l’explique Jack Cunningham dans sa publication, «Maker, Wearer, Viewer», le spectateur ou le porteur apportent un sens à leur expérience d’une pièce. L’intention de l’auteur peut aussi bien avoir été guidée par un objectif politique, cathartique, historique, ou autre, le résultat fournit quoiqu’il en soit une expérience partagée, qui, bien que potentiellement communiqué à contre-courant, a de la valeur. Une composition puissante, harmonieuse (ou même non-harmonieuse) incarne l’énergie et les pensées de l’artiste et peut inviter le spectateur à compléter le dialogue.
> Avez-vous des projets ? Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
Je tiens vraiment à documenter certaines des réponses faites à « Rationed » par les visiteurs, donc j’espère en faire un enregistrement, d’autant plus que l’exposition voyage.
Quant aux projets à venir, je m’intéresse au développement de mon exploration des matériaux au-delà du fer blanc recyclé que j’emploie régulièrement, peut-être pour voir si cette essence nostalgique qu’il procure peut être recréée à l’aide de matières brutes, voire à l’aide de matières considérées comme plus précieuses.
À PROPOS DE JO POND
Née dans le quartier de Chiswick à Londres, Jo Pond est une artiste du bijou contemporain. D’abord initiée à l’art du bijou aux Berkshire and Loughborough Colleges of Art & Design, c’est lors de son Master à l’école de bijouterie de Birmingham, qu’elle pose les bases de sa pratique actuelle. Aujourd’hui elle vit et travaille dans le Staffordshire, où parallèlement à son activité d’artiste, elle est maître de conférence à l’école de bijouterie de Birmingham.
Les oeuvres de Jo Pond peuvent être considérées comme des objets réincarnés, des reliques du quotidien et de la vie urbaine la plus prosaïque, dont les potentialités esthétiques et narratives échappent à la plupart d’entre nous. En collectionnant d’abord, puis en recyclant toutes sortes d’objets issus du patrimoine industriel (boîtes, boutons, pièces de monnaie, canettes, clés, etc…) et en les modifiant, notamment grâce à la technologie du laser, elle créé des bijoux/artefacts qui déconstruisent nos a priori, avec un art consommé des sous-entendus.
Les métaux précieux et les pierres, comme les diamants ou les perles, sont souvent associés à ces objets trouvés, jouant ainsi avec des notions visuelles et conceptuelles en rapport avec la beauté et le profane, le statut social et l’idée de hiérarchie de valeur.
Ses oeuvres sont exposées dans de nombreuses galeries internationales (Galerie Rob Koudijs à Amsterdam, Velvet da Vinci à San Francisco et Contemporary Applied Arts à Londres), et font partie des collections permanentes de musées tels que le V&A Museum à Londres.
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