Il aura fallu toute une année pour mettre sur pied l’exposition The Alchemical Egg, présentée à la Hannah Gallery by Klimt02 à Barcelone. À l’origine du projet, l’invitation lancée par Paulo Ribeiro, fondateur de Joya – International Jewellery Fair à la curatrice et historienne de l’art Nichka Marobin pour monter une exposition sur le thème de la gastronomie.
Lire l’interview originale en anglais sur le site de KLIMT02
Une nuit, Nichka Marobin rêve d’une oeuvre célèbre de Jérôme Bosch, son peintre favori: une créature démoniaque y est représentée en train de frire une âme dans une poêle. Elle pense immédiatement à l’Alchimie, au fait que tous ses procédés sollicitent l’usage du feu et de la chaleur, exactement comme en cuisine. C’est avec cette vision abstraite du sujet en tête que la curatrice décide alors d’inviter deux orfèvres et deux émailleurs à interpréter cette idée de transformation. Les trois étapes de la connaissance alchimique.

JÉRÔME BOSCH, Le Jugement Dernier. Vers 1500-1505. Huile sur bois de chêne. Détail du panneau central. Akademie der bildenden Künste, Vienne.
- Qu’est-ce qui vous inspire en tant que curatrice ? Avez-vous une Muse ?
Pour moi, tout peut être une source d’inspiration. Pour «The Alchemical Egg», par exemple, le fragment d’une peinture de Bosch a constitué le point de départ de l’ensemble du projet.
Fondamentalement, je suis inspirée par mes lectures, par des livres, par des fragments d’idées qui me trottent dans la tête et que je relie ensuite à l’histoire, à l’art et à la littérature.
En plaisantant, je me définis comme une spécialiste des territoires hybrides et des systèmes complexes et j’aime lier entre eux différents domaines de connaissance. Pour moi, de toute façon, une chose est extrêmement importante: l’étude des différents aspects de la culture soutenue par des références bibliographiques et digitales. Je documente systématiquement chacun de mes projets par des livres et des références, afin de fournir plus d’une clé de lecture aussi bien à l’artiste qu’au lecteur.
J’ai de nombreuses Muses! Toutes les femmes du passé qui ont consacré leur vie à la diffusion de la connaissance et à quelque chose en quoi elles croyaient fortement; romancières, savants … mais si je devais n’en nommer que deux, ce serait Palma Bucarelli et Diana Vreeland.
- Vous connaissez beaucoup d’artistes et leur travail, quel genre d’oeuvre vous attire en général?
Mes études en histoire de l’art m’ont beaucoup aidée : le regard attentif porté sur les peintures et l’étude de l’iconologie et de l’iconographie ont entraîné mes yeux aux détails. Peu importe les matériaux utilisés, je suis attirée par la qualité. Et la qualité réside dans le bon travail, dans l’excellence de la technique avec ce je ne sais quoi qui fait la différence : cette chose invisible (et cependant tangible) qui rend la pièce reconnaissable, même après les années… D’ailleurs la qualité est étroitement liée à l’humilité, à la précision … et au travail assidu, jour après jour…

Tore Svensson, White, Broche, 2017. Porcelaine, argent. Vue de l’exposition.
- Que pensez-vous du bijou d’art en général, et d’événements tels que Joya en particulier ?
J’imagine habituellement le bijou contemporain comme une grande voûte sous laquelle coexistent une multitude de langues, de voix et de paysages. Les professeurs, les spécialistes, les galeristes, les collectionneurs ainsi que les plateformes web ont une mission importante : celle de détecter, de diffuser toutes ces voix et les faire connaître à travers des études, des lectures, des livres, des expositions et des visites d’ateliers d’artistes. Mais aujourd’hui je vois beaucoup d’inconnus au cursus obscur devenir soudainement commissaires d’expo et «spécialistes»…
J’ai attendu plus de huit ans avant d’écrire quelque chose en rapport avec le bijou contemporain car je pense simplement que l’étude, l’observation, et les visites d’exposition sont le seul moyen d’entrer en contact, de connaître et d’approfondir ce sujet. Il n’y a pas de place ici pour l’improvisation, mais seulement pour un travail acharné, jour après jour, car la diffusion de la culture ne se résume pas à publier un flot absurde de photos, qui plus est sans crédit…
Au fil des années, Joya est devenu le rendez-vous automnal de la communauté du bijou contemporain après Schmuck et, dès sa première édition, le but était de rassembler les voix du monde méditerranéen. Je pense qu’ils font du bon travail et recherchent de nouveaux événements pour chaque édition: The Alchemical Egg a d’ailleurs été inclus dans les événements du Off Joya.
- Quel était votre objectif en organisant cette exposition et quelle a été pour vous la partie la plus difficile du processus ?
Au tout début, le seul objectif était de relier deux domaines, la gastronomie et le bijou contemporain, puis l’exposition s’est muée en autre chose, plus articulée, plus intéressante, stimulante et attrayante. La partie la plus difficile pour moi a été d’écrire le catalogue. En tant qu’historienne de l’art, spécialisée dans la Renaissance du Nord, se mesurer à un monument tel que Jérôme Bosch a été une sacrée expérience ! En 2016, une grande exposition à l’occasion du 500ème anniversaire de sa mort a eu lieu au Musée du Prado à Madrid et ensuite dans sa ville natale de ‘S Hertogenbosch… pouvez-vous imaginer mon attitude à ce sujet ?
D’un autre côté, il y avait le sujet alchimique avec son poids historique et les différents aspects philosophiques et psychologiques. Et puis, il y avait le texte critique sur les pièces avec leur description, l’iconographie et l’explication des étapes de l’Opus Alchymicum.
- Comment avez-vous sélectionné les artistes invités ?
La sélection des artistes a d’abord fait l’objet de discussions avec les galeristes. Nous nous sommes concentrés sur le sujet, sur l’alchimie et la transmutation des métaux par la médiation du feu. Le choix s’est donc fait tout simplement car nous partageons non seulement les mêmes vues à propos du projet mais aussi un même goût pour le bijou.

L’artiste Gigi Mariani et la curatrice Nichka Marobin.
- Comment se passe la communication avec les artistes ? Est-ce difficile ?
Parfois, les échanges sont excellents, parfois ils sont mitigés, parfois ils sont horribles. Mais cela dépend toujours des personnes que vous avez «en face» de vous. Disons que lorsque la communication avec une personne est difficile dès le départ, cela n’a rien à voir avec le fait d’être un artiste renommé, établi et occupé: il s’agit juste d’être respectueux, professionnel et poli. Il existe un mot charmant en italien pour cela, c’est «garbo» (politesse) et c’est toujours, selon moi, une qualité-clé, suprême.
- Est-ce important pour vous d’interagir personnellement avec votre public ?
Bien sûr, c’est important, car cela me permet d’entrer réellement en contact avec le public et d’expliquer, de répondre aux différentes questions, de clarifier certains passages. Un projet tel que The Alchemical Egg a impliqué un certain nombre de personnes qui m’ont aidée, soutenue et qui ont travaillé avec moi: c’est un privilège de pouvoir montrer le résultat de tout ce travail accompli ensemble.
- Quelle a été la réaction la plus mémorable de visiteurs à l’égard de l’exposition The Alchemical Egg ? Avez-vous entendu des commentaires intéressants ou réfléchis ?
Eh bien, je ne me souviens pas… Un visiteur (qui est aussi un collectionneur) m’a dit qu’il aimait la broche Albedo de Gigi Mariani parce que cette pièce était comme un «concetto spaziale» de Lucio Fontana. Je pense que c’est un très bon feedback. Pour le collectionneur, cette broche était une oeuvre d’art. C’est bien, n’est-ce pas ?
- Quelle est l’activité principale d’un commissaire d’exposition ?
Tout d’abord, permettez-moi de préciser que je ne me définis pas vraiment comme un commissaire d’exposition «accompli», puisque je suis en train de faire mes premiers pas dans ce domaine et que j’ai beaucoup à apprendre. Quoi qu’il en soit, je ne dirais pas qu’il y a “une activité principale” dans le rôle de commissaire car le processus de construction d’un projet vous oblige à résoudre des problèmes de toutes sortes. Il vous confronte à plusieurs aspects de la curation tels que le contact avec l’artiste, la communication, le processus d’écriture, etc.
Il y a quelques semaines, j’ai lu une interview très intéressante de Devrim Bayar dans Collectors Magazine et elle dit quelque chose à ce propos que j’aimerais partager ici avec vous : “Pour devenir commissaire, vous devez voir des expositions, visiter des ateliers d’artistes et faire de la curation. C’est comme plonger dans une piscine pour apprendre à nager”: c’est ce que je ressens. Mais quels que soient les défis lancés par l’organisation d’une expo, c’est toujours un privilège: un privilège d’être personnellement en contact avec les artistes, avec les galeristes, avec les collectionneurs… et le public.
Lire l’interview complète de Devrim Bayar sur Collecteurs Magazine
- Aujourd’hui, le curateur semble être remplacé par les galeristes et par les artistes eux-mêmes. Où vous situez-vous au sein du monde de l’art ?
Je suis une créature hybride, je garde un pied dans chacun des deux camps : celui de l’histoire de l’art, peuplé de mes chers vieux maîtres, et celui du bijou contemporain. Les deux domaines dialoguent ensemble. Mes projets résultent de ce dialogue long et continu.
- Est-ce que quelqu’un ou quelque chose a récemment chahuté votre point de vue sur l’art ?
Je suis reconnaissante à de nombreuses personnes dans le domaine du bijou contemporain: les créateurs, amis, galeristes et chercheurs qui m’ont patiemment “guidée” et m’ont offert la variété de leurs points de vue, mais je suis par dessus tout reconnaissante à Ben Lignel. Quand il était encore le rédacteur en chef du Art Jewelry Forum, il m’a appris à devenir plus critique et moins historique: c’est une leçon que je n’oublierai jamais.
Propos recueillis par Carolin Denter et Yuxi Sun pour Klimt02.
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