L’épidémie du covid-19 a d’ores et déjà de nombreuses et malheureuses conséquences sur chacun d’entre nous. Pour la galerie, cela se traduit notamment par un violent coup d’arrêt donné à notre programmation. En ce mois d’avril 2020, nous devions accueillir l’exposition “Des histoires simples”, présentant les œuvres des artistes Jana Machatova et Peter Machata. Faute de pouvoir montrer leurs œuvres dans le contexte de la galerie, nous vous proposons donc de découvrir leur travail grâce à une exposition en ligne et à deux entretiens. Même si Jana et Peter sont partenaires à la ville, ils travaillent séparément. Aussi ces deux interviews sont-elles publiées indépendamment l’une de l’autre. Bonne lecture!
LA Joaillerie: À Bratislava, vous avez été l’élève d’Anton Cepka, l’un des plus importants maîtres du bijou expérimental contemporain. Cela a-t-il influencé votre pratique et si oui, de quelle façon ?
Jana Machatova : Cepka a été un modèle artistique pour moi, c’était une autorité dans son domaine. J’ai toujours aimé l’absence d’ambiguïté de son expression artistique. Il m’a montré comment chercher la poésie dans le quotidien. Je ne nie pas avoir été fortement influencée par son expression visuelle pendant mes études jusqu’à ce que je trouve ma propre voie. Anton Cepka est de ces introvertis qui s’expriment à travers leurs œuvres ; ce n’est pas un homme très prolixe, mais quand il s’exprime, il vise toujours juste. Il a influencé ma trajectoire, ma perception des proportions et mon rapport à la matière. Et c’est peut-être grâce à lui que j’aime tellement utiliser une scie à découper !

Broche, 2008.
Série “Family Album”.
Argent.
LA Joaillerie: Quelles sont les raisons qui vous ont poussée à étudier la bijouterie ? Comment en êtes-vous venue au bijou expérimental en particulier ?
Jana Machatova : Mon cheminement vers le bijou n’a pas été si simple. Enfant, je rêvais de devenir travailleur indépendant, c’est peut-être le mot “indépendant” qui m’a le plus plu. Mes parents m’ont accompagnée sur cette voie. J’aimais dessiner, je n’étais pas douée en maths et à cause de ma santé, j’avais besoin d’une occupation sédentaire. Nous avons donc choisi de m’inscrire à l’école secondaire d’arts appliqués de Kremnica avec une spécialisation en travail du métal, plus précisément en orfèvrerie-argenterie. Poursuivre mon cursus académique dans cette spécialité s’est imposé de manière naturelle, mais cela ne signifie pas que j’avais une idée précise de ce dans quoi je m’engageais. Malgré tous les défis de cette profession, je ne regrette pas cette décision.


Broche, 2004.
Série “Family Album”.
Argent.
LA Joaillerie : Qu’est-ce qui rend vos bijoux singuliers et différents des autres ?
Jana Machatova : J’espère que mes œuvres se distinguent par leur style, mais leur singularité tient surtout au fait que je puise dans mes propres souvenirs et expériences.
Dans ces bijoux, les visages sont oblitérés et les corps transformés en silhouettes.
Jana Machatova, à propos de la série “Family album”.
LA Joaillerie : Quelles sont vos principales sources d’inspiration ?
Jana Machatova : Je travaille beaucoup avec des photographies et d’autres supports visuels. J’utilise des images, des photos d’albums de famille, de vieilles cartes postales, des images de l’histoire récente ou des journaux du début du XXème siècle. Je détourne la signification de ces images en leur attribuant une valeur sentimentale spécifique qui me permet d’exprimer mes propres pensées ou émotions.
LA Joaillerie : Pouvez-vous décrire votre processus de création ?
Jana Machatova : La création est un processus continu. Dans mon cas, la création d’une nouvelle collection est déterminée par la collection précédente. J’aborde chaque bijou d’une collection individuellement et les nouvelles idées viennent progressivement. À mes débuts, j’abordais la matière avec beaucoup de respect, à l’aide de dessins préparatoires qui n’étaient pas loin de dessins techniques. C’était pour moi une nécessité. Aujourd’hui encore, je fais des croquis et des dessins, mais je suis beaucoup plus détendue et je travaille plus spontanément, peut-être grâce à l’influence de Peter.
LA Joaillerie : Vous créez des bijoux depuis plus de vingt ans. Comment votre pratique a-t-elle évolué ?
Jana Machatova : Pendant mes études et juste après mon diplôme, j’ai travaillé sur des bijoux cinétiques et modulables, dans une veine plutôt abstraite. Peu à peu, j’ai commencé à envisager les bijoux comme des moyens de communication et d’expression personnelle. J’ai alors fait de la vie personnelle une thématique. J’ai commencé à travailler sur le thème de l’amour puis sur la maternité. Le fait d’avoir mes propres enfants et de fonder une famille m’a permis de me concentrer sur l’enfance et de revenir sur le passé. J’ai commencé à travailler sur des photographies tirées d’albums de famille dans lesquelles j’ai trouvé une source abondante d’inspiration. Mon intérêt s’est porté sur des situations apparemment banales, mais se répétant dans les photographies de manière cyclique au travers des générations ; généralement les personnes figurant sur ces photographies m’étaient inconnues ou n’étaient plus de ce monde. Dans ces bijoux, les visages sont oblitérés et les corps transformés en silhouettes. L’espace y est recréé grâce à la superposition de plans découpés, tout comme nos souvenirs s’accumulent dans notre mémoire. Plus tard, j’ai poursuivi mon travail sur le bijou sentimental avec la collection intitulée Love is Love, pour laquelle j’ai utilisé de vieilles cartes postales trouvées dans le grenier de notre ancienne maison. Mais ce faisant je me suis retrouvée de plus en plus confrontée à des thèmes sociaux et de bien-être public. Ce ne sont pas des thèmes auxquels je cherchais à m’intéresser mais au fil du temps, j’ai ressenti le besoin de me pencher sur ces questions.

Pendentif, 2014.
Série “Love is Love”
Argent, feuille d’or, plexiglas, papier laminé et plastique.
10 x 10 x 1 cm
Photo: Peter Ančic
Pour la collection Love is Love, j’ai créé plusieurs bijoux à partir des célèbres baisers de Brejnev ; j’ai également abordé la question de l’amour homosexuel qui est encore politiquement malmené dans mon environnement. En parcourant les albums de famille, je suis aussi tombée sur des photographies qui documentaient indirectement le système social dans lequel j’ai grandi. Je n’aime pas l’optimisme inspiré par la nostalgie ou le miraculeux oubli de la réalité d’une société non démocratique et j’ai donc décidé de confronter mes propres souvenirs affectifs à la réalité dans laquelle j’ai grandi. J’ai donc créé la collection intitulée Where are you from ? en réponse à cette question. C’’était en même temps ma façon de faire face à cette période. Aujourd’hui, j’ai mis en pause ma réflexion sur ce thème difficile pour travailler sur des images romantiques et des instructions de travaux d’aiguille tirées d’encarts de journaux datant du début du XXème siècle. En ce moment, je travaille sur la collection Frauen-Fleiss, en utilisant des fragments de journaux sur lesquels j’interviens en les imprégnant d’époxy. Mais cela ne signifie pas que j’ai complètement abandonné la dimension politique, qui s’applique à l’ensemble de mon travail.

Broche, 2018.
Série “Where are you from ?”
Argent, papier, plastique, feuille d’or.

LA Joaillerie : Que signifie “faire” pour vous ?
Jana Machatova : C’est une joie, une nécessité et peut-être une forme d’art-thérapie.
LA Joaillerie : Quels sont les sujets que vous aimeriez explorer à l’avenir ?
Jana Machatova : Je ne peux pas le dire avec certitude. La vie est pleine de surprises et nous apporte sans cesse de nouveaux sujets à explorer. Je ne pense pas que je m’écarterai beaucoup de mon programme. Je ne travaillerai probablement pas sur la cosmologie ou les mathématiques. Je travaillerai sur des thèmes qui me sont personnellement liés. C’est la seule façon d’être sincère.

Broche, 2019.
Série “Frauen-Fleiss”
Argent, papier, résine.
LA Joaillerie : Comment définiriez-vous « le bijou expérimental” ?
Jana Machatova : Le bijou expérimental, comme les autres arts, est un moyen pour l’artiste d’exprimer ses pensées, ses opinions et ses émotions. Le bijou est spécifique dans son rapport au corps humain, ce qui lui donne également plus de possibilités d’interaction avec le public. En conséquence, la relation art-public s’enrichit d’une dimension supplémentaire : art-propriétaire (porteur) – public. Cette qualité spécifique au bijou contribue également à sa fonction essentielle de moyen de communication.
Le bijou est spécifique dans son rapport au corps humain, ce qui lui donne également plus de possibilités d’interaction avec le public.
Jana Machatova

Collier, 2018.
Série “Frauen-Fleiss”.
Argent, papier, résine, feuille d’or, pierres volcaniques.
LA Joaillerie : Vos œuvres peuvent être qualifiées de figuratives et narratives. Une approche que l’on retrouve majoritairement dans les pays anglo-saxons. Qu’est-ce qui vous a conduite à opter pour ce genre spécifique et en quoi votre travail est-il influencé par vos origines culturelles ?
Jana Machatova : Le bijou expérimental n’a pas de longue tradition dans mon pays. Mais s’exprimer à travers des histoires est tout à fait naturel dans toutes les branches de l’art. J’aime les histoires, j’aime la littérature, c’est peut-être pour cela que cette méthode de travail me convient. Je viens d’un environnement urbain, le lieu où je vis, la société dans laquelle j’ai grandi, ma famille, ma culture me modèlent inévitablement avec tous leurs aspects positifs et négatifs. L’art et le folklore ne constituent pas une base de référence pour moi, malgré leur importance incontestable en tant qu’héritage culturel. Je considère l’enfance et l’adolescence comme des périodes déterminantes de l’expérience de chaque individu. J’ai grandi dans un pays socialiste et je me rends compte de son impact sur ma personnalité et sur toute ma génération. Par conséquent, je considère qu’il est important de travailler sur ces souvenirs. Pour ne pas oublier et apprécier la liberté.
LA Joaillerie : Si vous n’étiez bijoutière, qu’aimeriez-vous faire ?
Jana Machatova : J’espère que je n’aurai pas à faire autre chose. C’est beau de pouvoir être artiste.

Broche, 2004.
Série “Family album”
Argent, verre, plastique.
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